Episode 3
Je savais pas trop comment m’y prendre avec lui. J’avais bien compris
qu’il était partant pour l’histoire, mais comment on fait pour raconter
des trucs comme ça à un mec qui est le régulier, le légitime de la
fille dont on parle ? En plus, la présence du couteau avait une sorte
d’autorité sur le choix des mots et des images métaphoriques.
«Bon,
je sens que je te gonfle un peu, là. Je parlais d’un jour au jardin. Je
crois que si j’en parlais, c’est parce que c’est là que j’ai compris
qu’il y avait du grabuge dans mon estomac. C’est là, que je me suis dit
que j’avais changé sans le savoir, et sans le vouloir. Je reluquais les
bonshommes et les dames. Mais en fait, j’avais une image, comme une
photo en tête. Je le savais pas aussi clairement à ce moment-là.
Je
passais souvent à la bibliothèque quand je travaillais pas, un peu
comme pour tenir une promesse muette, tacite, à mon père. En fait, je
passais tout mon temps libre là-bas. Les vieilles chouettes qu’avaient
des têtes de tranches de livres me regardaient toujours de traviole
quand je rentrais. Elles aimaient pas trop qu’un petit con qu’avait pas
sa carte vienne traînailler dans le secteur. En plus, tu te doutes,
j’avais les ongles dégoûtants, plein de cambouis, elles craignaient les
tâches sur leurs précieux volumes. Je faisais d’ailleurs moi-même un peu
tâche dans ce décor. Ça a duré plusieurs mois comme ça entre elles et
moi. Et ça me plaisait. Et puis voilà… Tu te doutes que c’est là que je
l’ai vue. Elle faisait pas tâche, elle. Ça lui allait bien tous ces
bouquins partout autour d’elle. Pis, elle, elle était pas comme moi :
elle, elle les touchait, les livres. Moi, j’aurais jamais osé, j’avais
pas de carte et trop de cambouis. Je la regardais, je lisais les titres
qu’elle sortait des rayonnages. Le vieux bibliothécaire, Monsieur
Joseph, me regardait, il souriait, parfois il se marrait même. J’avais
pas encore compris que c’était pas pour se moquer. Et finalement, il est
venu me voir un jour. Il m’a dit d’aller lui parler. J’aurais jamais
cru qu’il m’avait vu. Je lui ai dit d’aller se faire foutre. Il s’est
encore marré. Et chaque jour il me saluait comme un complice en me
désignant du regard l’endroit où elle se planquait. J’ai fini par aller
le voir. Je lui ai causé de ma réticence à aller l’aborder, et je lui ai
dit de pas en parler aux chouettes, j’ai même dû le menacer, juste au
cas où il se trouverait un jour d’humeur à désobéir. Il s’est encore
marré. Moi aussi. Il m’a conseillé d’entrer dans une pharmacie et de
demander un nécessaire à ongles. Histoire de me délester un peu de la
graisse et de l’huile qui voulait pas me lâcher. Je savais pas, moi, que
ça existait. Puis, j’ai cru un moment qu’il se payait ma fiole, qu’il
me prenait pour une minette. Il a insisté, et il m’a dit que je pourrai
même oser les toucher, tous les bouquins qu’elle consultait et que
j’osais pas tripoter avec mes grosses paluches crasseuses. Monsieur
Joseph était un homme très bon, et intelligent. Mon père me disait
toujours que les juifs étaient plus intelligents que nous, et que les
autres aussi. Il disait que c’était pour ça que les Allemands leur
avaient fait des méchancetés pendant la guerre. Il me disait aussi que
l’explication n’était pas la même pour les cocos. Je comprenais pas,
mais ça le faisait bien rire. Donc, comme Joseph était juif, je me suis
dit qu’il devait parler avec sagesse. Alors je suis rentré dans une
pharmacie, j’ai demandé un nécessaire à ongles "pour ma sœur". J’allais
quand même pas leur raconter ma vie ! Le lendemain, je me suis fait tout
beau, j’ai pris une douche, je me suis rasé de près, j’ai mis de la
lotion qui brûle et qui pue, du déodorant, je me suis coupé les ongles
(et un peu de peau avec), j’ai utilisé le petit bidule qui sert à
décrotter, j’ai frotté avec la petite brosse. Après ces quelques
manipulations qui m’ont pris pas loin d’une heure et demie, j’ai mis une
jolie chemise, un pantalon de laine, ma casquette du dimanche et une
veste, et j’ai filé à la bibliothèque. Je me sentais tout léger. En
chemin, je levais ma casquette quand je croisais une dame, comme pour
m’entraîner pour elle. En arrivant à la bibliothèque, je me suis senti
envahi par une sorte d’angoisse soudaine. Oui, il faut savoir que je
suis un angoissé. Je sais bien que j’ai pas le physique qui t’y
autorise, mais c’est comme ça. Donc, mon angoisse et moi on est rentré;
là, j’ai foncé sur une des vieilles morues et je te l’ai séchée sur
place. Je l’ai regardée et j’ai joué de l’invective. Une vraie petite
frappe. Je lui ai presque ordonné de me donner une carte «sur le champ»,
je lui ai collé sous le nez toutes les paperasses nécessaires pour
l’ouverture de ma fiche et les six francs de l'inscription. Ça te l’a
calmée, la moche. J’ai même poussé l’arrogance jusqu’à l’appeler «mon
petit». Elle a grincé sur son tabouret – qui a rien dit, lui – elle a
regardé mes mains que j’exhibais fièrement. Elle fait une sale trogne en
y trouvant plus de cambouis. Je jubilais. Elle est partie cinq ou dix
minutes et m’a rapporté ma carte. Mon bon Joseph m’a souri, comme
toujours, et a même mimé un sifflement d’admiration en regardant mes
mains. Elle était pas là. J’étais vachement déçu. J’me suis dit tant
pis, ça me laissait le temps de bouquiner un peu ce que je l’avais vu
lire. C’est là que j’ai mesuré l’ampleur du problème. En retirant les
livres des rayonnages, j’ai réalisé que je ne comprenais même pas les
titres. Ça ne m’avait même pas effleuré quand c’était elle qui les avait
en main. J’ai passé des heures à lire en me grattant les tempes, et là,
crois-moi, j’ai pas regretté d’avoir vidé la moitié de mon déodorant
avant de sortir.
J’ai dû rester planté là un bon moment parce que
Monsieur Joseph a fini par venir me trouver pour me dire qu’il allait
fermer la baraque, mais que ce n’était pas grave, puisque j’avais ma
carte, je pouvais emprunter tous ces livres pendant dix jours. Il a
remarqué mon air niais et désespéré devant Aristote et ses copains, du
coup, il a ajouté un dictionnaire littéraire à ma pile de livres,
histoire que je comprenne les termes. Là, en partant j’ai dit le truc le
plus con de ma vie : je l’ai regardé, je lui ai serré la main et là…
«Merci M’sieur Joseph. Je suis désolé pour les Allemands, c’était pas
bien, vous êtes un homme réglo !» Il a eu l’air interloqué, mon bon
Joseph, il est resté interdit trois ou quatre secondes, puis il a éclaté
de rire, m’a remercié, et m’a mis une tape paternelle sur l’épaule, et
je me suis barré sans demander mon reste et écarlate de honte.
Dis,
tu veux pas boire un coup ? J’ai un peu soif, et j’ai une bouteille qui
traîne et qui attendait une bonne occasion pour s’ouvrir. T’as qu’à
prendre ton couteau pendant que j’nous sers, comme ça, tu m’gardes à
l’œil.»
Il m’a fait signe que oui, il a pas pris la
lame. J’ai attrapé la bouteille, deux verres, je nous ai mis une bonne
dose à chacun. J’ai levé mon verre, mais il a refusé de trinquer, ce
con. Moi, ça me dérangeait pas vraiment, mais c’était plutôt pour le
principe, après tout c’était lui qui s’était invité chez moi avec son
couteau, je lui offre un verre et il trinque pas... grossier, le mec... à
se demander ce qu’elle lui trouve ! J’étais assis en face de lui, je
prenais mon temps pour boire, et je me disais que j’avais été trop vite.
Vu que c’était ma dernière histoire, je devais bien la raconter. Alors
j’étais là à laper mon Cognac en cherchant un moyen de pas le
contrarier, mais de raconter quand même l’histoire jusqu’au bout, en
entier, et dans les détails.
Episode 2
«J’étais là, assis, tout seul dans le jardin du Luxembourg. Je
sentais qu’un truc clochait. Ça ne me ressemblait pas de m’asseoir au
milieu des gosses et des arbres ! J’ai attendu une heure, peut-être
deux. Je me sentais bien. Ça, c’était pas normal. Tout me semblait
familier, comme si tout ces étrangers l’étaient de plus en plus, tout en
m’étant de plus en plus sympathiques en même temps. Alors j’étais là,
assis sur mon cul, sur une chaise inconfortable, et pour la première
fois de ma vie, je savourais un truc de bourge, dans un coin de bourges !
Ces moments que les braves gens connaissent. Ces minutes bizarres où
tous les êtres et toutes les choses te parlent au creux de l’oreille. Au
début, t’as envie de les baffer ! C’est normal, si t’es là, c’est que
t’as envie d’avoir la paix, normalement, t'as pas envie que le bonheur
de la populasse vienne te gazouiller dans les esgourdes ! Alors je
regardais les marmots gesticuler, les mères s’extasier, les pères
devenir de vraies gonzesses. Heureusement, il y avait les boulistes.
J’essayais de comprendre les règles de la pétanque, mais ça voulait rien
dire. Un mec lançait une boule, le suivant deux, celui d’après, deux,
parfois trois… Aucune logique ! Alors, vu que je suis un mec assez
raisonnable, je me disais (comme n’importe qui l’aurait fait à ma place)
que c’était tous des débiles ! Mais je les regardais quand même, et
plus je les regardais, plus tout ça me semblait familier, normal… quand
un mec ratait une boule, ou bien qu’elle retombait loin du cochonnet,
j’avais presque envie de l’insulter... presque. Mais, étant donné que je
n’aurais pas su comment tourner l’insulte, je me taisais et me
contentais de me contorsionner sur ma chaise inconfortable.
Je me
rends bien compte que quand on entend ça, on se demande à quel moment ce
que je vais dire va bien pouvoir comporter un intérêt, mais il faut
savoir un ou deux trucs sur moi pour comprendre pourquoi cet instant
vaut le coup qu’on le raconte !
Moi, je suis un vrai gosse de
Paris. Pas la Paris des touristes et de leurs foutus Champs Elysées !
Pas un veinard de Passy ! Non, moi, c’était plutôt Picpus, Bel-Air. Mon
quartier, il avait même pas le mérite d’être chanté par la Frehel ou
Mistinguett, dans le vieux temps, ou bien je les ai jamais entendues les
chansons sur chez moi ! Ça m’a jamais gêné. Mais un jour j’ai atterri
dans le 5
ème… Là, c'était pas le même sirop ! Il y avait des
plaques avec des noms de poètes et d'écrivains et de musiciens célèbres
que je connaissais pas à tous les coins de rues. Bref, je suis tombé
dans le 5ème !Ça, ça m’est arrivé le jour où mon père a calanché.
Ma
mère s’était fait la belle avec un orthodontiste quand j’avais quelque
chose comme huit ou dix mois. J’ai pas eu à me plaindre, mon père était
pas du genre à rentrer ivre mort et me mettre sur la gueule parce que je
lui rappelais la femme qui l’avait plaqué. Non, lui il était plutôt du
genre «chochotte» comme on disait dans le quartier. Avec le recul, et
maintenant qu’il a lâché la rampe depuis quelques années, je dirais
qu’il était plutôt comme moi : un sensible. Le problème, c’est que lui,
il avait la gueule de l’emploi. Moi, avec ma tête de gentil truand, je
peux me planquer un peu, même franchement. Lui, c’était plus voyant.
Paix à son âme ! Il était doux, mon père. Il me disait toujours «Tu
sais, les femmes, faut savoir les rendre uniques, faut se mettre en
frais, et s’en donner les moyens, Mathéo ! sinon, elles sentent l’odeur
de l’eau qui stagne, et là, elles amènent le ptiot au médecin, et…» Il
parlait pas bien le français, il faisait des fautes plus grosses que son
cœur, mais il m’a donné le goût des livres qu’il avait jamais lu. Il
les collectionnait, un vrai taré. Il disait toujours qu'on sait jamais,
que si les fachos recommençaient leurs conneries, faudrait bien
s'occuper. Je comprenais pas bien... En plus il avait l'accent... Il me
disait souvent qu’il fallait lire, parce que lui, il avait pas lu, et le
doc… enfin, tu vois ce que je veux dire ! Je crois qu’il se sentait
complexé par le toubib qui avait emballé la mère.
Parfois, je la
détestais, elle. Ça, c’était quand je m’oubliais un peu, quand
j’oubliais mon père, Bel-Air. Et puis je regardais le papier peint des
murs de la chambre, la lumière allumée à treize heures été comme hiver
dans la cuisine (et qui ressemblait à celle du cabinet du toubib, ça lui
faisait un petit truc familier...). Je lui en voulais plus. Je me
disais qu’elle avait raison, qu’elle était encore belle et pleine de
rêves, que la riviera, elle y avait droit, après tout. J’aurais
peut-être aimé qu’elle nous prévienne avant. Au moins papa. Il aurait su
me raconter des bobards si elle lui avait laissé le temps de
s’habituer ! Là, il était malheureux comme les pierres, surtout quand il
souriait. Quand il me souriait, c’était un peu comme si il me disait
«toi, mon pote, t’es tout ce que j’ai, tout ce qu’il y a de plus beau
dans une vie, dans la mienne, le seul joli cadeau.» C’est pas correct de
faire ça à un gamin. On doit pas lui faire sentir qu’il nous sauve la
vie, qu’il nous oblige à la vivre par amour, pour la ressemblance qu’il a
avec nous, avec les partis, les absents.
Bref, les parcs, les
jardins, moi ça me fait chier depuis toujours. Bah ouai, mon père
c’était un brave type, mais il avait jamais le temps de m’y emmener.
Pis, quand il avait un moment pour ça, c’était pire : au parc, tous les
gosses avaient leurs protubérances maternelles avec eux ; alors moi, tu
comprendras facilement que je passais pour un blaireau avec mon père qui
me faisait des moulins avec les bras dès que j’arrivais en bas du
toboggan en l’empruntant du début à la fin sans me vautrer. Les autres
me regardaient comme si j’avais chopé la peste, comme si lui, il
l’avait. Pis, j’avais déjà mon caractère. Quand ils regardaient mon papa
de travers, qu’ils se marraient, j’étais pas du genre à chercher les
mots; non, moi, je cognais, je lattais, je fracassais, je brisais,
j’hospitalisais. Et je te dis ça dans l’ordre chronologique. Quand mon
père était convoqué chez le dirlo, pour pas lui faire de peine, pour
qu'il sache pas que les gens sont méchants, et les gosses encore pire,
je prétextais des moqueries sur la couleur de mon cartable, sur mon nom
de famille, sur ma façon de réciter les poésies, sur le bruit du moteur
de ma mob, sur les hanches de ma nénette. Tu noteras encore la
chronologie de la liste.
Donc, les parcs et moi, on n'a pas de
jolies histoires en commun. Du coup je les évite depuis pas mal de
temps. Mais quand le paternel a passé l’arme à gauche – paix à son âme –
j’ai dû quitter l’appartement où j’avais grandi. Ma tante l’a vendu,
elle m’a acheté une chambre de service au septième sans ascenseur dans
un coin que je connaissais pas, sans père, sans famille et a gardé les
bénef’ de la vente de l’appartement. Je me plains pas, au moins, elle
m’a collé un toit sur la tête. J’avais seize ans, j’étais un peu jeune
pour savoir me débrouiller seul, assez vieux pour comprendre qu’elle me
l’avait faite à l’envers, la vieille carne ! Bon, je suis vachard, mais
de là à cogner sur une rombière, faut pas déconner ! En plus, mon père
m’avait toujours dit que la méchanceté se paye tôt ou tard qu'il fallait
pas détester les mauvais… un jour, on l’a retrouvée en bas de son
escalier, la nuque brisée… je n’ai pas pleuré… Remarque, j’ai pas pleuré
non plus quand papa m’a laissé tomber. Comme dans le livre du pied-noir
que ta nénette m’a fait lire quand je l’ai rencontrée : je me sentais
pas de la partie. Étranger, quoi.
Je me suis retrouvé seul, avec
un matelas, une plaque pour le fricheti, une douche sur le palier qui
puait autant que les toilettes qui étaient à côté, et soixante-quinze
degrés l’été sous la mansarde. La vieille m’avait laissé peau de balle.
De mon père, j’ai hérité la peur du noir et plein de bouquins qu’il
avait ramassé sur les trottoirs et pas lus. Pendant plusieurs semaines,
je restai là, comme une nouille sur mon matelas à regarder les bouquins
empilés par terre sans les ouvrir, et à me nourrir de café en poudre
dans l’eau tiède des parties communes - vu que la vieille dégueulasse
m’avait même pas filé de casseroles. C’était la belle vie. Non, mon
pote, je fais pas d’humour, c’était vraiment la belle vie.
Au bout
de quelques mois, je commençais vraiment à tourner en rond dans mes
onze mètres carrés. Du coup, j’ai pris un boulot. Je te dis ça, mais ça
s’est pas fait comme ça. Tu te doutes, sans diplôme, avec ma silhouette
de danseuse et ma gueule de braqueur de banque, les patrons se battaient
pas pour mes services. Mais il y a eu un type qui y a cru. C’était un
brave gars, il avait un garage, M. Kacew. Il avait débarqué de Russie
avant la guerre, il avait des grandes idées à la con sur la France. Il
rêvait, ce taré. Mais, même après plusieurs années, après les événements
qui l’avaient dépouillé de sa femme et de ses parents, il continuait à
aimer ce pays. Je l’aimais bien M.Kacew. Il me rappelait un peu mon
père. Et puis, quand il parlait de «sa» France, ça me donnait envie
d’aller y vivre.
Le garage était de l’autre côté du jardin du
Luxembourg. Pour pas y passer, je le contournais à pied, tous les jours.
Je me tapais une demie heure de marche de plus, mais c’était pas bien
grave, c’était pour le principe ! Dans le garage, ça braillait tout le
temps. Il y avait un roumain, un espagnol, trois portugais, un russe, un
africain et moi, un martien… Comme on venait tous de partout, ça
braillait dans toutes les langues, mais ce que je me rappelle bien,
c’est surtout que ça se marrait dans toutes les langues. Parfois, je me
disais qu’il était fort le père Kacew et qu'il avait réussi à se la
construire sa France bigarrée et pacifique, celle où tout le monde
s’engueulait tout le temps, mais mangeait la même gamelle préparée par
la nouvelle Mme Kacew. Tous les midis on se retrouvait dans un coin de
l’atelier, madame nous mettait une nappe sur un capot démonté et on
mangeait tous ensemble en charriant nos accents, nos couleurs de peau,
en s’apprenant des gros mots de tous les pays du globe.»
Je
le sentais bien qu’il s’agaçait à m’écouter parler de mon enfance, de
mon paternel et de M. Kacew. Lui, il voulait entendre parler d’elle.
Mais quoi, bon Dieu, si il était vraiment sur le point de me désabonner
pour de bon, j’avais bien le droit de m’étendre un peu. On m’avait
jamais laissé écrire mon putain de bouquin, j’avais quand même le droit
de me lâcher un peu avant le tunnel et la lumière blanche au bout ! Je
savais bien qu’il allait falloir que j’explique pourquoi je parlais de
ce jour-là au jardin du Luxembourg, mais j’avais pas envie de me presser,
et puis j'étais plus sûr de savoir comment j'en étais venu là. La
dernière bafouille du condamné, ou un truc du genre…Allez, allez, du
nerf !
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Remi Trotereau "Lutteurs" |
Entre mecs. (Incipit)
« Je
savais pas, moi. Je savais pas qu’on vivait dans un monde atroce, un
monde où seuls les mots d’ordure, de crasse et de douleur sont écoutés
lorsqu'on te laisse les prononcer. Quelque part en chemin, j’ai eu envie
de décorer une page avec ses mots, son sourire, le bien qu’elle me
faisait. Mais ça, ça ne collepas avec la ligne éditoriale de l’air du
temps. C’est ringard et surfait de vouloir chanter ses cheveux, parler
de son sourire. Non, j’aurais dû raconter des conneries d’éjaculations
violentes dans un bidonville de Manille, où de n’importe où, tant que ça
se passait au milieu de gosses qui crèvent de faim, de la poussière,
des injustices sociales. Il aurait fallu que ça pue un peu la sueur et
toutes sortes de sécrétions animales, tout ce qui reste de l’homme quand
les émotions ne se résument plus qu’à la rage, au sexe-désespoir, comme
si le coït était le dernier lieu acceptable en ce monde. C'est ça qui
fait vendre. Ils me dégoûtent tous ces porcs, toujours la braguette à
portée de main, comme si leur salut ne passait que par cet endroit
précis.
Oui, mais voilà, j’en avais pas des histoires comme ça en
réserve, moi. Alors j’ai dû me creuser un peu la tête et discuter avec
mon cœur. On ne tombe jamais d’accord eux et moi. Pour justifier mes
petites histoires à la con, j’ai dit que je crevais de faim, sans le
sou, que j’allais me faire expulser de mon appartement, que personne
voulait faire bosser un gamin de Paname sans diplôme, et que du coup, il
ne me restait que ça : cette histoire-là. A votre bon coeur, M.
l'éditeur... Bah, ils m’ont demandé de raconter ma foirade. D’expliquer
un peu comment on tombe si bas quand on est un minet à vieilles riches
défraîchies. Paraîtrait que ça fait pas vendre des livres, les amours
banales. Mais, merde, moi, je voulais juste parler de ses cheveux, de
son sourire, à elle. Qui c'est le salaud qui osera me dire que ses
cheveux et son sourire à elle, c'est du banal ? Qu’il vienne ! je lui
casse la gueule, moi ! Il a qu’à venir me l’dire en face !
Non, tu
sais quoi, je te raconte ça histoire de causer un peu. Causer un peu
entre mecs. Me prends pas pour une chochotte, hein ! Moi aussi je
croyais que c’était un truc de gonzesse de parler amour et jolis
sentiments. Je les plaignais les pauvres types qui pleurnichaient sur
une petite qui leur avait fait du mal. Je les trouvais pitoyables.
J’avais envie de trouver un moyen de leur raccrocher une paire de
roupettes là où on les leur avait coupées.
Mais en fait, tu vois,
c’est con à dire, mais j’ai compris qu’elles étaient descendues, mes
roupettes, le jour où je l’ai rencontrée, le jour où je me suis parlé
d’elle à moi-même, tout seul dans mon coin.
Ça fait pas de moi un
lopette ! Ça fait de moi un mec qui tremble pas pour n’importe quoi,
pour n’importe qui. Je suis un type qui tremble pour elle. C’est con,
hein ! Bah, là, tu peux poser ton couteau, mon gars, tu me fais pas
peur. Moi, je suis déjà transpercé. Tu vas sûrement vouloir me
dézinguer, parce que cette nénette-là, c’est ta belle et que tu trouves
que c'est pas correct que j'te parle d'elle comme ça. Mais si t’es pas
trop con, tu vas me laisser te la raconter jusqu’au bout ma putain
d'histoire. On est entre bonhommes, là. On peut causer un peu, et se
mettre sur la gueule après, on a le temps. De toute façon, tu la connais
déjà, elle. Pis, tu m’connais – moins, ok – mais tu me connais quand
même un peu. Alors du coup, t’as pas besoin de faire marcher trop tes
cellules grises, tu visualises déjà bien les personnages. »
Il
était là, à me regarder avec sa tête d’abruti. Il comprenait rien, ce
con. Il m’a fait signe de la tête. Il a posé le couteau sur la table
avec le manche à portée de sa main. Il m’a regardé, et j’ai compris
qu’il voulait tout savoir. Il avait envie de souffrir. Il voulait que je
lui raconte comment je l’aimais sa nénette. Il avait pas peur d’avoir
encore plus mal. C’est là, que je me suis dit que j’avais pas tort,
qu’on était entre hommes, qu’on pouvait se raconter nos tatouages sur le
cœur… Alors je me suis lancé.